Saturday, June 30, 2007

L'arbitre des élégances vous parle (3)


Dans son remarquable essai La Haine de la démocratie, Jacques Rancière définit notre société comme un "Etat de droit oligarchique". La formule est impeccable, et me fait envisager avec une terreur croissante les cours d'instruction civique que j'aurai à donner à la rentrée. Elle contribue également à relativiser la portée des expériences démocratiques actuelles (comme le réseau Freemen), que n'habitent jamais que l'imagination de ceux qui y adhèrent.

Un mot en passant sur le concept d'oligarque. L'usage qu'en font les médias depuis quelques années tend à en restreindre la définition à : "dirigeant d'une holding héritière d'une grande entreprise d'Etat dans les pays de l'ex-bloc communiste". C'est bien commode. Ainsi Bernard Arnault et Alain Minc, par exemple, ne sont-il pas des oligarques, et n'ont-ils donc rien à voir avec Vladimir Poutine.

Hautepierre. 16000 habitants, aucun commerce excepté le centre commercial Auchan. Pas de rues : le plan est exclusivement adapté à la circulation automobile (merci, Le Corbusier). Au milieu de ça, une station de tram "Dante", sur laquelle personne n'a eu encore l'humour de tagger : " Voi ch'entrate, lasciate ogni speranza". J'ai beau ne posséder ni téléphone portable, ni télévision, ni ordinateur, ni voiture, je me sens drôlement privilégié de vivre ailleurs et de ne pas avoir à m'approvisionner dans cet immonde bazar où j'ai dû cet après-midi, pour la première fois depuis des années, mettre les pieds.

Christian Delacampagne est mort le 20 mai dernier. Pour quelques lignes injustes au sujet de Gobineau dans son Histoire du racisme, je l'avais hâtivement rangé au rayon des abrutis définitifs. Une chronique de Francis Marmande (toujours lui) a semé le doute en moi, et la lecture de Toute la terre m'appartient (éd. Arthaud) m'a fait prendre la mesure de mon erreur. Ce recueil de récits et considérations de voyage, écrit dans l'entre-chien-et-loup de la maladie et de la mort, est un modèle d'intelligence critique, de poésie dans le regard, de légéreté du style. En ouverture, quelques pages sur l'Espagne, où il est question de putes, de jurons ("¡ Me cago en la leche de la madre que te parió !"), de corrida, de jambon, de flamenco et du Rocío, disent assez le subtil savoir-vivre de l'auteur, que confirme le tableau effaré de l'Amérique sur lequel s'achève le livre. "Les voyous sont mes amis", écrit Delacampagne. Tous les philosophes ne peuvent malheureusement pas en dire autant.

Puisque nous en sommes à re-Marmande, un mot de son récit Rocío (éd. Verdier, 2003). "Sucio como él que vuelve del Rocío" ("sale comme celui qui revient du Rocío"), dit-on à Séville : le mot convient à son livre, lequel, en dépit de la distance temporelle et littéraire, est aussi brinquebalant, ivre et libre que le pèlerinage qu'il raconte. "Athée comme un réverbère", Marmande n'en rapporte pas moins une expérience d'ordre religieux, où la marche, la fatigue, l'alcool, le merdier de la route et l'épate du folklore agissent dans le sens d'une désorientation majeure, et d'une liberté totale. La qualité de l'ouvrage est peut-être d'ailleurs son principal inconvénient : après cinq pages, les fourmis s'emparent de nos jambes, et l'on ne prête plus qu'une attention distraite au texte, trop occupé à penser qu'une autre fois, oui, on fera le Rocío.

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